
(c) www.magnumphotos.com
ACTUS PHOTO & ANALYSES
Écrit après le visionnage du film documentaire "Ernest Cole : Photographe", ce texte n’est ni un résumé de l'oeuvre de Raoul Peck, ni une biographie d’Ernest Cole.
PAR LILA CHIBAH
October 26, 2025
Écrit après le visionnage du film documentaire "Ernest Cole : Photographe", ce texte n’est ni un résumé de l'oeuvre de Raoul Peck, ni une biographie d’Ernest Cole. Il s’agit d’un regard personnel, influencé par ce documentaire, mais surtout par ce que son œuvre m’a fait ressentir.
Ernest Levi Tsoloane Cole (né en 1940 à Eersterust, mort en 1990 à New York) est reconnu comme le premier photographe indépendant noir d’Afrique du Sud, notamment pour Drum, Bantu World et d’autres titres majeurs.
Ce que le film de Raoul Peck montre, c’est bien plus qu’un parcours artistique : c’est un arrachement. Une phrase revient tout au long du film :
« Il avait le mal du pays ». On la répète, on l’entend, elle résume tout ce que l’on peut dire d’un cœur exilé.
Pour échapper aux restrictions de l’apartheid, Ernest Cole change son nom de “Kole” à “Cole” et obtient une reclassification en tant que “coloured”. Cela lui donne une mobilité accrue, un accès élargi à certains lieux, et la possibilité de documenter ce que le pouvoir voulait cacher.
Avant de fuir l’Afrique du Sud, il photographie intensément. En 1967, il publie House of Bondage un livre immédiatement interdit dans son pays mais diffusé à l’international, qui expose l’humiliation quotidienne et l’organisation systémique de la ségrégation.
À l’époque, c’est un acte de guerre visuelle. Mais c’est aussi un acte d’amour : montrer, c’est croire que les images peuvent faire bouger le monde.
Des années plus tard il dira « (…) Cela (son livre) comptera à l’avenir. Parce que je suis sûr que l’Afrique du Sud sera libre. »
Il quitte l’Afrique du Sud en 1966 dans une fuite risquée.


À la fin de l'année 1966, Ernest arrive en Amérique. Il découvre un continent où noirs et blancs se tiennent la main, s’embrassent, dansent ensemble. La liberté.
Son travail est diffusé, salué, mais il est rapidement réduit au statut de photographe de l’Apartheid. Ce rétrécissement artistique le blesse profondément. Comme il le dira plus tard : un homme ne se résume pas à une seule cause.
En Amérique, on ne voit pas Ernest, mais seulement un photographe sud-africain ayant rapporté l’apartheid. Une nouvelle forme d’exil : un exil de soi. La reconnaissance intime que lui apportent les siens et son pays devient un besoin.
« Il avait le mal du pays ».
Parti volontairement mais à ses risques en 1966, Ernest est officiellement banni de l'Afrique du Sud en 1968. Un an après la publication de House of Bondage à l’international, le régime lui interdit définitivement le retour. Son passeport n’est pas renouvelé, il n’est plus Sud-Africain. Il veut revoir sa mère, rentrer dans son pays, mais c’est impossible. Il devient apatride, sans amis proches ni famille à ses côtés, privé de papiers et de maison.
C’est ça la douleur de l’exil.
Il s’éloigne peu à peu de ses cercles professionnels, sa bourse de la Ford Foundation (6 000$) n’est pas renouvelée pour le moment, il dormira parfois dans le foyer d’une église.
La solitude devient une compagne obstinée. Il a fui l’apartheid mais le déracinement creuse en lui un vide que ni le semblant de liberté que lui apportent les États-Unis ni la photographie ne comblent.
Il arrêta de photographier dans le milieu des années 80. Il tomba malade, un cancer du pancréas, et s’éteignit dans son lit d’hôpital à New York, en 1990.


Près de trente ans après sa mort, un chapitre oublié de l’œuvre d’Ernest Cole refait surface. En 2017, la banque suédoise Skandinaviska Enskilda Banken restitue à sa famille un premier lot de 414 négatifs, conservés dans un coffre depuis les années 1970.
Ces photographies, prises pendant ses années d’exil, révèlent un Ernest Cole loin du photographe 'officiel' de l’apartheid. On y voit des gestes tendres, des couples qui s’embrassent, s’étreignent, s’aiment. Dans ces instants d’affection capturés chez les autres, on y lit le manque d’amour éprouvé par Cole.
Plus tard, au fil des années, ses clichés s'asombrissent : visages fermés, corps abîmés, solitude étouffante.
À travers son objectif, Ernest Cole nous donne à voir la douleur de l’exil, ce chemin qui mène du manque des proches à l’immense solitude, et dont ses dernières photographies portent les marques.


Depuis cette première restitution, plus de 60 000 négatifs ont été redécouverts, bien que 500 restent encore détenus en Suède. Leur contenu, encore inconnu, pourrait dévoiler d’autres facettes de l’homme et de l’artiste, au-delà du simple témoin politique.
En 2022, Aperture publie une nouvelle édition de House of Bondage, enrichie d’un chapitre inédit intitulé Black Ingenuity, célébrant la créativité, la musique et la vie culturelle noire sous l’apartheid.
Conformément à son vœu le plus cher, son travail est aujourd’hui largement diffusé en Afrique du Sud. Si son œuvre et sa vie témoignent d’une époque, elles sont aussi un miroir. Elles nous obligent à réfléchir à la condition des réfugiés de guerre et des populations déplacées de force.
À ce que l’exil arrache aux individus.
par Lila Chibah - 25/09/2025

Pour la photographie.